À l’heure où la crise en Centrafrique prend un rapide tour de garde dans l’agenda ultra-simplificateur de la branloire médiatique, l’occasion se présente d’un petit focus sur tous les déchirants paradoxes qui secouent ce berceau de la Françafrique, triste résumé de tous les maux d’un continent qui n’en a pas fini d’être le jouet des luttes d’influences.
À en croire les fermes de contenus, qui semblent servir de sources à nos amis de la presse standardisée, la crise politico-militaire (une de plus) qui secoue actuellement la République Centrafricaine serait bête comme chou et pourrait se résumer dans les quelques lignes qui suivent. À la suite de la rupture du traité de paix entre les rebelles du Séléka et le pouvoir du président François Bozizé, les premiers sont entrés dans Bangui, la capitale du pays, tandis que la communauté internationale, comme la France, ancienne puissance coloniale qui régnait dans le pays, refuse d’intervenir directement et appelle à une reprise des discussions. Point barre. Encore une affaire africaine témoignant de l’immaturité des régimes du continent noir qui, plus de 50 ans après leur indépendance, semblent incapables d’apprivoiser les règles de la bonne gouvernance ? La bonne blague !
Qu’importe si, en dehors d’apprendre au détour d’un paragraphe que le brave François Bozizé est au pouvoir depuis 2003, après le succès de son troisième coup d’État à l’encontre du régime corrompu de Ange-Félix Patassé, nous ne glanons pas la moindre information sur le pays, rien sur son passif post-colonial, rien de ses particularités économiques, rien de ses rebellions endémiques et encore moins sur les sphères d’influences qui s’expriment dans l’ombre. Et moins que rien, c’est définitivement très peu.
Est-ce le fait de la gêne hexagonale à remuer le couteau dans la plaie de son histoire (et de son présent) colonial(e) ? Est-ce par flemme à l’heure où le journalisme, démonétisé autant que plongé dans le brouillard de la crise, termine d’oublier ses plus élémentaires devoirs ? Est-ce dans l’angoisse de réveiller les démons des rapports parfois ambigus entre la presse et certains fantômes de la Françafrique ? Un mélange de tout cela ? Sans doute. Mais pendant ce temps, le citoyen continue d’avoir une vision parcellaire et surtout très orientée du feuilleton politique africain.
Le fantôme de Bokassa
Pourtant, avec la République Centrafricaine, l’occasion est belle de quelques rappels, tant ce pays (légèrement plus grand que la France), enclavé entre Congo, RDC, Soudan, Tchad et Cameroun, illustre à lui seul tout le désastre de l’Afrique post-coloniale : corruption, interventionnisme militaire, trafics, clientélisme, népotisme, structures étatiques précaires et surtout ballottage entre les intérêts divergents des grandes puissances. Un pays dont il semble que l’on puisse uniquement l’évoquer à l’occasion d’une des violentes poussées de fièvre qui l’anime régulièrement, en fonction des caprices de ces enfants de l’ère Bokassa qui en ont confisqué la politique sous le haut patronage de la France. Encore et toujours. Le nom est lâché, Bokassa : il reviendra, tant le personnel politique de l’ancien Oubangui-Chari est encore indissolublement lié à l’aventure du Napoléon de Bangui, à commencer par le Président Bozizé actuellement en fuite.
Fort d’une carrière éclair dans les forces de l’ancien empereur, Bozizé, en charge des troupes de la capitale, fut le principal responsable de la terrible répression des manifestations lycéennes du premier trimestre 1979 qui précipitèrent la chute de Bokassa, dont la mégalomanie morbide devenait embarrassante pour le pouvoir d’un Giscard englué dans l’affaire des diamants. Ce remarquable pedigree ne l’empêcha pas de dérober le pouvoir à Ange-Félix Patassé, avec le soutien de cette même France qui avait donc jadis destitué son ancien maître, en partie par sa faute. Cela ne l’empêcha pas davantage, avant de le conduire à l’exil, d’avoir plus tard son rond de serviette dans le régime Patassé dont il devint chef d’état-major, après avoir maté, avec le concours de la France (encore) plusieurs mutineries militaires. Quant à Patassé lui même, premier chef d’État légitimement élu depuis le père de la nation Barthélémy Boganda, il fut lui aussi assez vite multiple ministre, puis premier ministre du bon Jean-Bedel Bokassa.
Complexe ? Et encore, nous devons ici brièvement évoquer David Dacko, premier président de la République Centrafricaine renversé par Bokassa avec l’indulgence hexagonale, avant de devenir son conseiller, puis son successeur par la grâce de la France. Sans oublier le délicieux général André Kolingba, nommé ambassadeur sous Bokassa, puis chef d’état-major de l’armée du régime Dacko, qu’il renversera tranquillement avant d’établir une douillette dictature pilotée par Paris, via l’intermédiaire du mystérieux agent français Jean-Claude Mantion. Il est à noter que ce dernier régime aura aussi été à l’origine de la naissance des troubles ethniques qui secouent depuis un pays qui pouvait jusque-là se vanter d’être uni au-delà des ethnies, par la grâce de sa langue véhiculaire, le sango. Bref, complexe et pourtant d’une implacable logique, dirons-nous.
Mais reprenons le fil des successions et résumons dans l’ordre ce qui s’avère l’illustration parfaite d’un écheveau inextricable des alliances passées au gré d’intérêts mouvants, avec néanmoins pour dénominateur commun l’ombre permanente de l’Élysée, en dépit des déclamations main sur le cœur des deux derniers présidents français entonnant l’antienne de la fin de la Françafrique. Amen.
Donc, de Dacko à Patassé en passant par Kolingba, Bozizé et d’autres dont nous vous épargnons le CV, tous virent leur destinée étroitement liée au bon vieux Bokassa, autant qu’ils servirent de variable d’ajustement à la politique française pendant plus d’un demi-siècle. Dacko fut renversé par Bokassa, qui fut destitué par la France, en partie du fait des exactions de Bozizé, au profit de Dacko, qui fut renversé par Kolingba, auquel succéda (par les urnes) Patassé, chassé du pouvoir par Bozizé, lui-même désormais en fuite (vous suivez ?). À chaque fois, dans ce jeu de l’oie géopolitique, la France y retrouve ses petits et tente de conserver un peu de son influence dans ce berceau de la Françafrique, bien qu’elle commence à concéder une grosse fatigue devant tant de soubresauts.
Négociations entre Paris et Paris : vive l’indépendance !
Qu’on ne s’y trompe pas, contrairement à l’idée reçue, le refus de François Hollande d’apporter une assistance au régime de François Bozizé dans sa lutte contre les rebelles du Séléka ne signifie en rien que l’ancienne puissance coloniale abandonne totalement son traditionnel pré carré. Les 300 soldats envoyés le week-end dernier, en renfort des 250 déjà présents sur place, en témoignent. Leur mission consiste certes à protéger les ressortissants et intérêts hexagonaux, mais leur nombre commence à surprendre alors que l’on ne dénombre pas plus de 1200 citoyens français dans le pays.
Dans ces affaires, la France a toujours joué un double jeu entre les gouvernements en place et les différentes rebellions (aujourd’hui regroupées dans la coalition du Séléka où cohabitent plusieurs mouvements à la fraternité relative) au gré de ses intérêts. Comme on le dit pour résumer : Paris négocie avec Paris. D’un côté, la France n’a pas accédé à la demande d’aide de Bozizé laissant entendre qu’elle lâchait plus ou moins le régime, de l’autre elle a discrètement soutenu la mobilisation de la FOMAC (Force Multinationale des États d’Afrique Centrale) pour sécuriser (en vain) Bangui. Qu’importe ce qui advient, avoir des pions dans tous les camps permet de toujours jouer juste. Il en était de même sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Il ne s’est jamais rendu à Bangui, mais a fermé les yeux sur les conditions calamiteuses de la réélection de Bozizé, le grand ami de Patrick Balkany, en 2011.
Pourtant, depuis quelques années, la lassitude des imbroglios politiques gagne et l’Élysée ne considère plus la République Centrafricaine comme une priorité. Mais la France sait bien que la nature a horreur du vide et que son éventuel abandon de la place est guetté avec le plus grand intérêt par d’autres. Et on retrouve, comme ailleurs, notamment au Sénégal, le nouveau triangle des luttes d’influences africaines entre la France, la Chine et les États-Unis, ces deux derniers pays ne cessant d’augmenter leur visibilité sur le continent.
Un coffre-fort qui sommeille
Mais pourquoi donc ? Qu’est-ce qui peut bien susciter l’appétit des grandes puissances dans un pays de 4 millions et demi d’âmes, dont la moitié ont moins de 18 ans, et qui figure au 214e rang mondial (sur 231) en termes de PNB par habitant ? Quelle séduction peut exercer une terre meurtrie et dangereuse, exempte de véritables structures étatiques, dont 55% du PIB est le fruit d’une agriculture à faible rendement ? Nous entrons ici au cœur de cette réalité africaine à laquelle les médias tournent le dos et qui ne figure même pas entre les lignes des beaux discours gouvernementaux.
Outre une situation stratégique de toute première importance au carrefour des troubles qui secouent le Tchad, le Soudan (dont le Darfour) et la RDC, le Centrafrique possède un vivier de richesses naturelles qui font de son sol un véritable coffre-fort. Diamant, uranium, or, manganèse, bauxite, cuivre, bois précieux et maintenant pétrole, sont autant d’atouts qui se sont toujours paradoxalement retournés contre la possibilité d’un développement du pays. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette terre inextricablement plongée dans la misère et la guerre possède toutes les ressources pour devenir un État prospère et envié. Mais justement, le jeu trouble des puissances étrangères, dont la France, pour entretenir les conflits afin de maintenir une forme de domination, comme leur mainmise sur nombre d’exploitations minières, autant que les trafics divers profitant à nombre d’occidentaux, ont pour l’instant condamné le pays à rester hors des sentiers de la prospérité. Sur la question du trafic (d’or et de diamants), le surréaliste documentaire du journaliste danois Mads Brügger, The Ambassador (2011), dont le trailer figure en illustration de cet article, apporte des informations glaçantes mettant en cause les corps diplomatiques et ressortissants occidentaux, autant qu’il éclaire sur la persistance des réflexes de l’époque coloniale.
Il n’y a pas de hasard si les mouvements de rébellion viennent le plus souvent du Nord où se concentre une bonne partie des richesses naturelles et si les premières villes convoitées lors des conflits sont des stations minières comme Bria ou Birao. Une rébellion dont les revendications tournent en boucle sur les questions institutionnelles, les nominations et les problèmes ethniques, davantage que sur le bien-être du peuple.
Quant au pétrole, également au Nord, en dépit d’immenses gisements récemment découverts, il reste une énigme totale en termes de gestion et d’exploitation de la part du gouvernement et témoigne, plus que tout autre sujet, de la désorganisation et du manque d’infrastructures de l’État, tout en suscitant d’énormes convoitises, notamment de la part des Américains.
On le voit, derrière le paravent du récit militaire, le nez collé à la vitre de l’immédiat, la crise centrafricaine soulève le paillasson du passé colonial français autant qu’elle révèle certaines clefs de l’enlisement d’une part de l’Afrique, entre luttes d’influences, cupidité, trafics et manipulations. Pendant ce temps, les richesses de la terre dorment sous bonne garde, comme un supplice de Tantale sans cesse imposé à un peuple abandonné.
Source : Croissant Rouge Européen